Porter son joug, ou sa croix, nous paraît souvent bien lourd. Mais cette croix n’est-elle pas de celles que nous nous infligeons à nous-mêmes en nous accrochant à nos propres forces ? Le joug est léger quand nous nous laissons porter par le Bon Pasteur.
Tous les tempéraments se retrouvent parmi les hommes, ceci de façon naturelle et indépendamment des épreuves et des joies que la vie réserve. Certaines personnes sont ainsi, quelles que soient les circonstances, aptes à voir la lumière, tandis que d’autres semblent être condamnées à ployer sous la moindre charge. Retentissent alors les paroles mystérieuses de Notre Seigneur (Mt, 11, 28-30) :
Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger.
Saint Jean, plus tard, écrira d’Éphèse : « Car l’amour de Dieu, c’est que nous gardions ses commandements : et ses commandements ne sont pas pénibles » (1Jn 5, 3). Voilà qui nous laisse souvent pensifs et incrédules, malgré le renouvellement de notre attachement à la volonté divine, car il est bien rare que nous considérions l’adversité comme facile à porter, et les commandements comme aisés à mettre en pratique. Cela signifie donc que notre regard est biaisé, que notre approche est tordue.
L’homme se plaît à s’entortiller
Beaucoup d’êtres sont torturés car ils s’infligent à eux-mêmes des peines qui ne proviennent pas d’en-haut. Charles Baudelaire, cet écorché, l’exprime parfaitement en ce qui regarde sa propre situation : « Dans la Thébaïde que mon cerveau s’est faite, semblable aux solitaires agenouillés qui ergotaient contre cette incorrigible tête de mort encore farcie de toutes les mauvaises raisons de la chair périssable et mortelle, je dispute parfois avec des monstres grotesques, des hantises du plein jour, des spectres de la rue, du salon, de l’omnibus » (Salon de 1859).
L’homme se plaît à entortiller et à s’entortiller. Il s’accroche en fait à ce qu’il connaît, ce qui lui est familier, persuadé que le saut dans l’inconnu, en accueillant la grâce, est plus périlleux, douloureux, alors que c’est l’inverse. Il est bon de faire le ménage, le tri, parfois le vide pour découvrir ce qui est caché et qui écarte les ténèbres. Jean-Georges Cornélius, ce peintre de l’âme, avoue à une carmélite qui lui parle de dépouillement (Lettres à une carmélite, 4 juillet 1954) :
Seulement pour moi, j’ai transformé dépouillement en déménagement ! Je sais qu’un déménagement mental est un gros risque car, quand on a jeté tous les meubles par la fenêtre, on peut se trouver dans une maison vide.
Mais on n’entreprend ce déménagement (c’est-à-dire se débarrasser de la culture artificielle, de ce qu’on a appris, de ce qu’on nous a imposé, de ce qu’on s’imagine constituer la personnalité) si on n’a pas l’instinct obscur qu’on trouvera quelque chose que cet excès de meubles cache. Et c’est alors seulement, dans la maison vide, qu’on reconnaît combien on est riche et qu’on entend l’écho pascalien “Joie ! joie ! Cris de joie ! pleurs de joie !”.
Consentir à ce dépouillement
Cette maison vide n’est point le néant mais la place nette de toute passion et de toute émotion nécessaire à l’accueil du Maître de maison. Comme un tel ménage est exigeant, l’homme l’opère rarement et se condamne à demeurer la proie de ses angoisses, à se plaindre du poids des jours et de la charge qui pèse inutilement sur ses épaules. Consentir à ce dépouillement permettrait pourtant de ressentir la légèreté du joug du Christ, puisqu’Il n’a pas menti lorsqu’Il nous a fait la promesse de ne point fléchir.
Face à ceux qui se sont repliés dans cette attitude, la compassion se transforme rapidement en impuissance, puis l’impuissance en agacement et en désir de fuite.
Lorsque des êtres peinent et se lamentent, ils ont vraiment de justes raisons de le faire la plupart du temps, mais ne pas essayer de casser ce cercle vicieux, l’entretenir, s’y complaire renforce ô combien la pesanteur. Presque impossible alors de redonner l’espérance, ou simplement une lueur d’espoir humain, à ces personnes qui, du même coup, ont tendance à vous entraîner à leur suite au cas où vous leur tendiez la main. S’enfoncer dans l’obscurité est le prix de notre liberté et, si nous le voulons, nous pouvons en effet systématiquement choisir d’empirer les choses et les situations, d’en « rajouter une couche », puis plusieurs, sans jamais nous lasser dans ce travail de sape et de destruction.
Face à ceux qui se sont repliés dans cette attitude, la compassion se transforme rapidement en impuissance, puis l’impuissance en agacement et en désir de fuite car nos réserves sont également très limitées et il arrive un moment où l’abîme nous appellerait à notre tour. À mettre plus de poids sur la balance du joug risque de condamner à une extrême solitude, en plus de l’épreuve à subir.
Le spectacle de la Création peut être un renfort car, dans le monde et son chaos ponctuel apparent, sourd une jubilation que rien ne peut entamer. Cet enchantement peut être cueilli dans la moindre parcelle de nature. Il suffit d’ouvrir les yeux, les oreilles, les narines pour accueillir ce qui peut alléger le fardeau. Dieu ne nous laisse jamais sans ressource.
Pourquoi sommes-nous si tristes parfois ?
Bien sûr, malgré la consolation des paroles divines et celle de l’œuvre des mains du Très-Haut, des moments d’affreuse tristesse peuvent s’abattre sur n’importe qui à l’improviste — parfois la cause de suicides inexpliqués. Marc Bernard, cet écrivain incroyant qui découvrit Dieu peu à peu au sein des souffrances de sa vie, confiait :
« Pourquoi sommes-nous si tristes parfois ? Cela se passe dans la profondeur, là où nous ne pouvons atteindre. Les faibles s’y brisent, les plus forts attendent l’aube, repliés sur eux-mêmes. C’est comme si le cœur battait plus lentement ; nous sommes en hibernation. Il faut consentir à cela aussi, sans révolte, ni redonner artificiellement de la vigueur à ce qui en nous l’a perdue. Sans aggraver notre état semi-morbide par le regret des moments de plénitude, car nous avons tendance à exalter le bonheur passé et, bizarrement, non pour tenter de nous donner des forces mais pour nous en accabler. Puisqu’une route nous est fermée prenons l’autre, celle qui mène vers le plus noir, comme si, dans l’excès même de notre misère, nous pouvions trouver, sinon un allègement, du moins une justification à l’amertume qui nous submerge » (Tout est bien ainsi, 1979).
C’est le Pasteur qui nous porte
Peut-être est-ce là la marque du péché contre l’esprit, ou au moins l’empire du péché originel ? Pourtant, en redirigeant notre regard vers Celui qui a parlé d’un joug léger, — le sien qui devient le nôtre — la paix pourrait nous être accordée. Lorsque le Bon Pasteur porte sur ses épaules la brebis que chacun d’entre nous représente, il porte en fait sa Croix car cette dernière est bien le poids de nos trahisons et de nos fautes. La brebis égarée est bien lourde pour le Berger et, cependant, Il la cale bien sur son dos, comme Il le fera pour la Croix, fléchissant parfois mais tenant bon.
Que sommes-nous vraiment appelés à porter ? Peu de chose en comparaison de la charge subie par le Pasteur. Nous sommes plutôt appelés à nous laisser porter et nous nous retrouvons alors, comme lorsque nous étions enfant endormi sur les épaules de notre père, confiants et abandonnés.
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Jean-François Thomas, sj dans Aleteia