Présence contemplative au cœur du monde
Rien n’est bon comme le détachement de soi-même, rien n’est déplorable comme la paresse spirituelle, j’en sais quelque chose---------Offrez-vous tous les matins et ne vous reprenez pas dans la journée---P. François Picard///////Il y a toujours à supporter, et tout le monde fait supporter. Il faut savoir se supporter mutuellement avec beaucoup de bonté, de patience, mais en même temps d'austérité de langage, avec l'affection des personnes données à Dieu---------- Je voudrai que pour nous prière et acte d’amour fussent synonymes----Mère Isabelle

Charles de Foucauld, paradoxal frère universel

Dimanche 15 mai, le pape François canonisera Charles de Foucauld, cet ancien militaire devenu prêtre qui, parmi les Touaregs du Hoggar, a voulu devenir le frère de tous. Au début du XXe siècle, la « fraternité universelle » de cet homme déconcertant inaugure une nouvelle forme de mission, qui paraît aujourd’hui d’une redoutable actualité.

Charles de Foucauld

Il faut prendre Charles de Foucauld dans sa totalité, ne cessent de répéter les connaisseurs. Accepter le militaire et le prêtre, sa mentalité coloniale et son existence fraternelle, son projet de convertir les musulmans et sa propre conversion au contact de l’islam, son amitié profonde pour les Touaregs et son intérêt sincère pour leur culture…

Et finalement, constatant l’échec de son projet de conversion des musulmans, son abandon total à la volonté de Dieu.

C’est par cet itinéraire tumultueux, déconcertant, que Charles de Foucauld inaugure une nouvelle forme de mission, la fraternité universelle. Cette spiritualité, qui marquera durablement le XXe siècle, est aujourd’hui d’une redoutable actualité.

« Charles de Foucauld échoue à ses propres yeux, explique ainsi Christian Salenson, prêtre et théologien (1). Pour lui, la mission consiste à aller civiliser les Touaregs et à les convertir à la religion chrétienne, moyennant une vie de sainteté, de générosité et d’imitation de la vie de Jésus ». Or l’ermite du désert, parti vivre au milieu des Touaregs à partir de 1905, n’a été rejoint par aucun frère, et ne parvient à convertir personne. Après une sorte de burn-out spirituel en 1908, il renonce alors à convertir, et comprend que « le temps de Dieu n’est pas le temps de l’homme. » « Il renonce à sa volonté propre, considère qu’il prépare le terrain, et que Dieu fera son œuvre », résume Christian Salenson.

La fraternité devient mission

La fraternité, déjà pratiquée au quotidien par Charles de Foucauld, prend alors toute sa place : « Malgré son échec apparent, il reste présent au milieu des Touaregs à la manière d’un frère », développe le théologien. Et la fraternité devient mission : « Pour lui, elle n’est pas seulement une attitude morale. Il sera le frère universel. »

Charles de Foucauld a l’intuition de porter avec lui l’eucharistie aux endroits où elle n’est pas, dans les coins reculés d’Algérie : « C’est ainsi la présence eucharistique elle-même, davantage que les hommes, qui est missionnaire, d’une manière que Dieu seul connaît », poursuit Christian Salenson.

De la même manière que Jésus, pendant les trente ans de sa vie cachée à Nazareth, « rayonne au cœur de la population dans laquelle il vit, explique Jean-François Berjonneau, prêtre membre de la fraternité sacerdotale Jesus Caritas, Charles de Foucauld conçoit le Saint-Sacrement comme une sorte de rayonnement de la présence divine. »

L’eucharistie dynamique

Et l’adoration de l’eucharistie, dynamique, pousse à la rencontre. En commentant la Visitation de Marie, qui « habitée par le Verbe incarné, est en même temps invitée à sortir en hâte à la rencontre de sa cousine Élisabeth », Charles de Foucauld manifeste que « l’eucharistie nous met en mouvement vers les autres, et en particulier vers les plus pauvres », développe Jean-François Berjonneau.

Quand il ne pourra plus célébrer la messe faute de servant d’autel, en 1908, Charles de Foucauld, privé de sa raison de vivre, décidera malgré tout de rester auprès des Touaregs. « C’est désormais lui qui, par sa vie donnée, est présence eucharistique », poursuit Jean-François Berjonneau. Charles de Foucauld commente ainsi souvent l’expression de Jésus à ses disciples : « Qui vous accueille, m’accueille. »

Militaire dans l’âme et ami des Touaregs

Dans cette vie simple, faite de partage de la vie des Touaregs, d’apprentissage de leur langue et de traduction de leurs poésies, Charles de Foucauld ne change pas pour autant de paradigme mental : il demeure un homme de son époque, et malgré tout, un « militaire dans l’âme. »

Tout au long de sa vie, l’ancien saint-cyrien continuera ainsi à correspondre avec des officiers, et en 1914, sera tenté de rejoindre la métropole pour soutenir la guerre qui commence. Michel de Peyret, ancien aumônier des écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan, fait ainsi valoir que « Charles de Foucauld a été complètement retourné par le Bon Dieu, mais ne renie rien de son passé militaire. »

Mais malgré le paradigme missionnaire, propre au XIXe siècle, dans lequel il baigne, « Charles de Foucauld substitue la fraternité à la prédication », renonçant à tout prosélytisme, écrit Christian Salenson. Le théologien relève que Louis Massignon, premier disciple de Charles de Foucauld « priera, non pour la conversion des musulmans, mais pour que le Christ se manifeste en islam. »

Malgré les controverses sur le rôle de Charles de Foucauld dans la colonisation, certains universitaires algériens saluent l’attitude de celui qui fût pour les Touaregs « le marabout chrétien »« Les musulmans que nous sommes ne peuvent rester insensibles à quelqu’un qui apprend notre langue, notre religion, et qui cherche à encourager, chez les musulmans, des vertus qui rejoignent celles de l’Évangile », insiste Sadek Sellam, historien franco-algérien de l’islam contemporain, qui estime que la canonisation de Charles de Foucauld est une occasion de relancer le dialogue islamo-chrétien.

Nazareth dans notre monde sécularisé

« On juge l’arbre à ses fruits », ajoute-t-il encore, évoquant les Petits Frères de Jésus en Algérie, congrégation inspirée par Charles de Foucauld, qui ont « dissipé toute ambiguïté », selon lui. Faisant corps avec la population pauvre avec laquelle ils vivaient pendant la guerre d’Algérie, ils ont soutenu la cause de l’indépendance, tout en refusant toujours de militer et de prendre les armes (2).

« Dans notre contexte sécularisé, ne vivons-nous pas la même chose que Charles de Foucauld ? » demande Margarita Saldaña Mostajo, Petite Sœur du Sacré-Cœur, aide-soignante et théologienne, autrice de Terre de Dieu. Une spiritualité pour la vie quotidienne (Salvator 2022). Cette spiritualité de la fraternité au milieu du monde, et en particulier parmi les non-chrétiens, lui semble aujourd’hui d’une grande actualité. « Les églises se vident, les gens parlent moins de Dieu, et pourtant, Dieu agit toujours au cœur du monde », développe-t-elle.

À l’image de Charles de Foucauld, il s’agirait alors, comme à Nazareth où Jésus était déjà présent dans l’obscurité, de « déchiffrer, dans les plis de la vie quotidienne, les signes du royaume », et cela même si les événements ne se déroulent pas conformément à nos attentes.

Cf. La Croix