La fête de la Croix glorieuse invite à contempler la beauté de la Croix, mais aussi le drame de la Passion. Le piège serait de rester spectateur : être acteur du drame, c’est supplier comme le bon larron, intercéder comme Marie ou témoigner comme Jean.
L’Église fête aujourd’hui 14 septembre la Croix glorieuse. Lorsqu’il annonce à Nicodème qu’il sera élevé en Croix (Jn 3, 13-17), Jésus se compare au serpent d’airain de l’Exode. Les Hébreux au désert devaient fixer ce serpent des yeux pour guérir et vivre, malgré l’horreur qu’il leur inspirait. En arrière-plan se dessine l’antique serpent de la Genèse, le démon, enroulé, incurvé, autour de l’arbre du péché originel. Jésus, cloué à l’arbre de vie, l’arbre de la Croix, droit et tendu de tout son être vers sa mission de sauveur, se présente comme l’antidote au serpent de la Genèse, et comme la réalité parfaite dont le serpent de l’Exode n’était que la figure. Les trois images se superposent, et la vérité de la Croix apparaît comme par transparence.
Cette image du serpent nous donne à contempler Jésus en Croix sur le mode de la fascination. La fascination, ce mélange d’attraction et de répulsion qui saisit le spectateur à la vue d’un serpent. De fait, la Croix attire, car elle promet, et même réalise l’union à Dieu et la vie éternelle : le bois de la Croix est ce pont dressé entre la terre et le ciel ; mais la Croix nous repousse, de toute notre sensibilité, parce que Jésus y souffre atrocement, et parce qu’il nous invite à le suivre sur ce chemin : le bois de la Croix est celui d’un gibet, un instrument de torture à l’usage des criminels.
La fascination comme attraction/répulsion, jeu d’ombre et de lumière, forme la toile de fond de l’existence chrétienne. Et il en va ainsi de la Croix comme il en va du Christ, comme il en va du prêtre, comme il en va de tout baptisé qui prend au sérieux sa vie théologale : à les voir, on est irrésistiblement attiré, mais aussi invinciblement repoussé. C’est d’ailleurs un indice de sainteté, qui simultanément attire et repousse, avec la même intensité. Il y a, de ce point de vue, une esthétique de la Révélation chrétienne.
La beauté de la Croix
Attention toutefois à ne pas se complaire dans une contemplation purement esthétique de la Croix : jouir du contraste, du paradoxe, chercher le beau dans le laid, la grâce dans l’ignominie… La Croix ne peut pas être, pour un chrétien, le prétexte à un exercice de style, quand bien même elle semble s’y prêter. Saint Augustin ou Bossuet, lorsqu’ils jouent des paradoxes de la Croix, ne sont virtuoses que parce que la foi les anime et donne vie à leurs mots.
Comment contempler la Croix glorieuse d’une manière qui soit juste ? D’abord en ne faisant l’impasse ni sur la Croix, ni sur la Gloire, c’est évident. Selon le tempérament ou l’époque, on s’attarde plus volontiers sur l’une ou sur l’autre. Les artistes du Moyen Âge savaient conjuguer l’une et l’autre en représentant une véritable croix, dans sa terrible nudité, mais sertie de pierres précieuses, signes de sa gloire. C’est le cas par exemple sur les tapisseries de l’abbatiale de la Chaise-Dieu, en Haute-Loire.
Être acteur du drame
Mais le piège n’est pas tellement dans la préférence pour la Croix ou pour la gloire, voire dans le refus de l’une ou de l’autre, même si tout choix exclusif serait nécessairement une hérésie. Le piège, plus sournois, peut-être, est de rester spectateur. Le piège, c’est, devant un tel spectacle à la fois horrible et magnifique, d’en rester à une sorte d’effroi sacré, qui est peut-être déjà religieux mais pas encore chrétien. Pour échapper au piège de la fascination esthétique, pour ne pas rester extérieur au drame de la Croix, une seule solution : être acteur du drame. Le rôle de Jésus mis à part, il reste trois rôles possibles : le bon larron, la Vierge Marie, saint Jean.
Le bon larron, qui sait qu’il a crucifié Jésus par ses péchés, mais qui espère le salut et l’implore en confessant sa foi. « Ils regarderont vers Celui qu’ils ont transpercé. » La Vierge Marie, qui se tient debout près de la Croix et intercède pour les hommes de tous les temps en offrant sa souffrance de mère. « Je complète en ma chair les souffrances qui manquent à la Passion du Christ. » Saint Jean, qui se tient en retrait, scrute le mystère de la Rédemption de toute son intelligence éclairée par la foi, et s’apprête à livrer son témoignage au monde qui l’attend : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque qui croit en Lui ait la vie éternelle. »
L’Église et la Croix
Face à la Croix, nous pouvons adopter chacune de ces trois attitudes, successivement ou simultanément : supplication pour soi-même et espérance avec le bon larron, intercession pour les autres et offrande de soi avec Marie, contemplation théologique et témoignage avec Jean. Alors, fini la simple fascination esthétique, place à la participation au mystère. En l’occurrence, c’est une participation au mystère de l’Église, qui naît des plaies du Christ en Croix. L’Église et la Croix sont inséparables. Et quand la barque de saint Pierre, l’Église, est emportée dans la tempête, quand nous ne comprenons plus, quand nous sommes blessés dans notre conscience de croyant, ce qui arrive souvent ces temps-ci, la seule issue consiste à nous arrimer de toutes nos forces à la Croix comme au mât du bateau.
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Attachons-nous à la Croix, donc à Jésus, alors nous tiendrons. Dans la tempête, ce n’est plus nous qui portons nos croix, telle souffrance, telle épreuve, que nous subissons ou que nous choisissons d’offrir, non, ce n’est plus nous qui portons nos croix, dans la tempête, c’est la Croix qui nous porte.
Jean-Thomas de Beauregard, op dans Aleteia