.
Comme Marie, nous recevons aussi des visites de Dieu, et il nous faut toute l’intimité d’une vie de prière nourrie de l’Écriture et des sacrements pour y reconnaître ses messages et sa volonté.
Pourquoi la Vierge Marie n’a-t-elle pas exulté de joie dès l’instant de l’Annonciation ? Pourquoi a-t-elle attendu la Visitation pour exprimer sa joie en chantant son Magnificat ? L’Ange ne lui avait-il pas annoncé l’imminence d’une naissance miraculeuse qui aurait dû la réjouir immédiatement ? Et pourtant… C’est le temps long de la grâce ! Voyons la scène de plus près.
Dieu a préparé le terrain
Lorsque l’ange Gabriel se présente devant la Vierge Marie, l’événement fait irruption dans sa vie comme quelque chose d’extraordinaire et d’inattendu (Lc 1, 26-38). Mais en amont, Dieu a préparé le terrain. Marie a été conçue préservée du péché, et encore qu’elle n’en ait probablement aucune espèce d’intuition, son enfance et son adolescence ont eu la fraîcheur d’une innocence qu’on pensait oubliée depuis le matin du monde. Toutefois, cette innocence initiale de Marie aurait pu se flétrir avec le temps, lentement ou bien soudainement à l’instar de celle d’Ève. Ce ne fut pas le cas. Dieu veillait, et prévenait Marie de sa grâce à chaque instant. De son côté, Marie n’opposait aucune résistance à cette grâce. De la simple non-résistance au consentement actif, il y a un saut qualitatif que Marie a franchi en choisissant, dès l’enfance et à chaque instant, de se recevoir entièrement de Dieu.
Ce n’était pas de sa part une option fondamentale un peu vague ou une velléité. Se recevoir entièrement de Dieu, c’était d’abord méditer chaque jour sa Parole dans les Écritures. Et c’était laisser la Parole de Dieu littéralement façonner toute sa vie. L’Écriture, en elle, ne restait pas lettre morte, mais s’épanouissait en une vie toute discrète mais toute donnée déjà. Tout cela, l’Évangile ne nous le dit pas. Mais comment Marie aurait-elle pu accueillir la visite de l’ange si elle n’avait pas été familière des Écritures, si elle n’avait pas confusément reconnu dans l’événement un accomplissement des récits anciens qu’elle connaissait déjà ?
La délicatesse de Dieu
En supposant tout cela, on ne cède pas à une mariolâtrie de mauvais aloi, en lui accordant tous les privilèges et toutes les perfections imaginables sans aucun rapport avec la Révélation. Au contraire, on se donne les moyens de comprendre comment une simple créature, une humble jeune fille d’Israël, semblable aux autres jeunes filles de Nazareth, a pu accueillir la nouvelle de sa maternité divine. Et en dehors de sa condition particulière préservée du péché originel, Marie a accueilli l’Annonciation exactement comme tout chrétien peut accueillir les visites de Dieu : en étant pétrie de l’Écriture, en consacrant du temps à la prière, en étant toute donnée dans le quotidien. C’est ainsi que nous autres chrétiens pouvons reconnaître la visite de Dieu lorsqu’elle se présente. Rien d’extraordinaire, que de l’ordinaire humblement soumis à la grâce.
Lorsque Dieu décide que le jour est venu de révéler sa vocation et sa mission à la Vierge Marie, il use d’une délicatesse infinie. Car enfin, s’il avait voulu forcer le résultat et s’assurer d’une réponse positive, il aurait pu choisir une apparition plus spectaculaire, voire même apparaître en personne, au sommet d’une montagne, dans un roulement de tonnerre. Mais quelle aurait été alors la liberté de Marie ? On ne peut rien refuser à Dieu qui se présente en majesté ! Au lieu de cela, Dieu envoie un ange, dans la discrétion et la quiétude de sa maison. C’est donc très librement que Marie peut donner son « oui ». Là encore, c’est une loi commune de la vie spirituelle, que Dieu communique avec nous par des médiations très simples : une rencontre, une lecture. Nous aussi recevons la visite d’anges, au sens littéral et étymologique d’envoyé, et il nous faut toute l’intimité d’une vie de prière nourrie de l’Écriture et des sacrements pour y reconnaître Dieu qui veut communiquer sa volonté.
L’Évangile ne cache rien
Mais là encore, Marie n’est pas en-dehors de la condition humaine. Sa réaction est très naturelle tout en étant baignée de surnaturel : elle est troublée, craintive et bouleversée. Si son obéissance religieuse est totale, elle n’exclut pas la prudence, et Marie ose demander : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? » Dans cette question, il y a toute l’audace d’une fille d’Israël qui sait qu’on peut tout demander au Dieu d’amour. Il y a aussi la marque d’une grande intimité, puisqu’elle évoque très discrètement mais très simplement sa vie affective et sexuelle. Enfin il faut remarquer que par cette question, elle anticipe l’objection rationaliste tellement banale et récurrente de l’impossibilité de cette naissance sans homme pour participer à la conception. L’Évangile ne cache rien !
Sitôt que l’ange l’a rassurée, la Vierge Marie donne son « oui ». Ce faisant, c’est tout l’univers qui bascule, c’est toute l’Église passée, présente et à venir qui est engagée dans cette réponse. Comme à la Croix, lorsque Jésus donne Marie à Jean pour mère, c’est toute l’Église qui est concernée. La littérature spirituelle a beaucoup médité, à raison, sur l’instant crucial de ce « oui ». Mais là encore, la focalisation sur cet instant unique entre tous pourrait être trompeuse.
Un « oui » tous les jours
Car enfin, comme dans toute vocation, qu’il s’agisse d’une vocation religieuse, sacerdotale, maritale ou même professionnelle, ce n’est pas seulement le choix d’un instant donné qui en fait la beauté, mais la persévérance dans le consentement de toute une vie, à mesure qu’on est confronté aux conséquences non prévues de ce choix initial. Dans le cas de Marie, elle a dû affronter très tôt après à la prophétie de la Croix lors de la présentation de Jésus au Temple. Puis elle a dû supporter de voir Jésus accaparé par les foules mais incompris de ces mêmes foules. Enfin, il y eut la réalité de la Croix. À chaque fois, Marie a dû actualiser son « oui », consentir à nouveau, jour après jour.
C’est ici qu’on en revient à la question initiale. Pourquoi Marie a-t-elle attendu la Visitation pour exulter de joie en chantant son Magnificat ? Sans doute parce qu’entre ces deux événements, Marie a vécu son obéissance dans une certaine angoisse, lisant et relisant les Écritures, pour trouver dans le passé des figures d’identification qui puissent l’aider à comprendre ce qu’elle vivait : les femmes stériles gratifiées par Dieu d’une naissance miraculeuse (Sara, Anne, etc.), les hommes qui avaient dû poser un acte d’abandon confiant (Abraham, Job…). À nouveau, Marie suit le chemin ordinaire d’une vocation : après la révélation vient le temps de l’approfondissement, du mûrissement, des doutes possibles ; et c’est la rencontre d’un aîné dans la foi, plus expérimenté dans les voies du Seigneur, capable d’authentifier la vérité de ce qu’elle vit, Élisabeth dans ce cas précis, qui lui apporte la paix et lui permet d’exulter sa joie dans le Magnificat.
Évidemment, Marie occupe une place unique dans l’histoire du salut. Mais la manière dont Dieu lui a révélé sa vocation et la manière dont elle y a répondu sont un enseignement qui vaut pour tous les fidèles. Il s’agit toujours et dans tous les cas que la Parole de Dieu vienne prendre chair en nous. Le temps est tout proche.