
.
« Je t’ai aimé. » La déclaration d’amour à l’Église de Philadelphie ouvre l’exhortation de Léon XIV Dilexi te. Dans le livre de l’Apocalypse, l’Esprit s’adresse à sept Églises et passe au crible leur fidélité à Celui qu’elles aspirent à porter au monde. Philadelphie, dans la Turquie actuelle, fondée en 189 avant notre ère doit son nom (littéralement, « celui qui aime son frère« ) à un roi qui aimait son frère. « Sans beaucoup de puissance, tu as gardé ma parole et tu n’as pas renié mon nom » (Ap 3,8) : ainsi se dévoile la grâce de cette communauté. Dans l’humilité d’une fidélité, quoi qu’il en coûte, qui trouve sa source dans la relation qu’elle a avec son chef, le Christ. L’Esprit poursuit en annonçant que les ennemis mêmes de cette jeune Église connaîtront ce secret qui permet tout : « Je t’ai aimé. »
Dans le domaine de la Révélation
Le texte qui doit beaucoup à François, est signé de son successeur, ce nouveau pape dont chacun guette depuis le 8 mai dernier, les signaux faibles sensés refléter sa personnalité et ses vues. On s’intéresse à ses chaussures, à son repos, à toutes sortes de choses qui ne présentent en fait aucun intérêt sinon qu’elles entretiennent l’espoir ou la déception de penser qu’il serait dans le « bon camp » ou « de l’autre côté », tout en ne remettant jamais en cause son sentiment personnel d’appartenir au bon…
Voici donc son premier texte. Il aurait pu détruire les pages noircies par le pape argentin. Il aurait pu tout réécrire. Il a choisi d’assumer le fond et d’y apporter sa touche. Tout en focalisant toute la lumière sur les pauvres, et donc sur la charité :
« Ce Jésus qui dit : “Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous” exprime la même chose lorsqu’il promet aux disciples : “Je suis avec vous pour toujours” (Mt 28, 20). Et en même temps, ces paroles du Seigneur nous reviennent à l’esprit : “Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait” (Mt 25, 40). Nous ne sommes pas dans le domaine de la bienfaisance, mais dans celui de la Révélation : le contact avec ceux qui n’ont ni pouvoir ni grandeur est une manière fondamentale de rencontrer le Seigneur de l’histoire. À travers les pauvres, Il a encore quelque chose à nous dire » (Dilexi te, 5).
Le cœur brûlant de la mission
Léon XIV affirme sa fidélité à l’Évangile du Christ et non à son travestissement doré sur tranche et réinterprété par un monde où l’argent roi prétend que la valeur d’un homme s’aligne sur sa productivité :
« Même les chrétiens, en de nombreuses occasions, se laissent contaminer par des attitudes marquées par des idéologies mondaines ou par des orientations politiques et économiques qui conduisent à des généralisations injustes et à des conclusions trompeuses. Le fait que l’exercice de la charité soit méprisé ou ridiculisé, comme s’il s’agissait d’une obsession de quelques-uns et non du cœur brûlant de la mission ecclésiale me fait penser qu’il faut toujours relire l’Évangile pour ne pas risquer de le remplacer par la mentalité mondaine. Il n’est pas possible d’oublier les pauvres si nous ne voulons pas sortir du courant vivant de l’Église qui jaillit de l’Évangile et féconde chaque moment de l’histoire » (n. 15).
La charité, cœur brûlant de la mission : nous devrions tous y songer dans nos débats, qu’ils soient politiques, économiques, sociétaux pour un monde meilleur. Sans la charité, rien n’est possible. Elle est le seul rempart à la violence qui gronde. Elle est la seule réponse aux soifs de sens et de vérité.
La dignité de toute personne humaine
Lorsque nous parlons de migrations, de partage des richesses, de soutien aux plus pauvres et de justice sociale (et quel baptisé pourrait s’estimer quitte de ces questions ?) nous sommes en mission. La mission, en effet, ne peut se réduire à nos réjouissances paroissiales ou à nos maraudes nocturnes. Elle ne se réduit ni aux rites ni aux grands rassemblements, pas plus qu’aux témoignages et aux processions. Si tout cela n’est pas nourri par la charité, si tout cela ne s’appuie pas sur la pierre de fondation qu’est l’Amour dont Dieu aime, alors nous ne faisons que participer au folklore de ce monde avec plus ou moins de talents :
« Il est donc nécessaire de continuer à dénoncer la “dictature d’une économie qui tue” et de reconnaître qu’alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette minorité heureuse. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles de façon unilatérale et implacable. Bien qu’il existe différentes théories qui tentent de justifier l’état actuel des choses ou d’expliquer que la rationalité économique exige que nous attendions que les forces invisibles du marché résolvent tout, la dignité de toute personne humaine doit être respectée maintenant, pas demain, et la situation de misère de tant de personnes à qui cette dignité est refusée doit être un rappel constant à notre conscience » (n. 92).
Résoudre les causes structurelles de la pauvreté
Les structures de péchés qui nous enferment peuvent nous sembler étouffantes et inébranlables. Elle est là, précisément, la foi de l’Église de ceux qui aiment leurs frères : croire que tout est possible à Dieu. Et qu’en coopérant, humblement, à son œuvre de création, il est possible que la lumière se fasse dans les chaos du monde :
« Nous devons nous engager davantage à résoudre les causes structurelles de la pauvreté. C’est une urgence qui ne peut attendre, non seulement en raison d’une exigence pragmatique d’obtenir des résultats et de mettre en ordre la société, mais pour la guérir d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à de nouvelles crises » (n. 94).
Ignorer les pauvres ou vivre comme s’ils n’existaient pas, considérer que l’on peut se proclamer défenseur de la vie en vociférant, par exemple, contre l’euthanasie tout en gardant le silence devant l’indignité dont nos sociétés font preuve envers les migrants, c’est choisir nos égoïsmes et nos indifférences, c’est accepter une « aliénation qui conduit à ne trouver que des excuses théoriques et à ne pas chercher à résoudre aujourd’hui les problèmes concrets de ceux qui souffrent » (n. 93).
Le temps de la miséricorde
À une époque où l’histoire semblait basculer dans un inconnu angoissant, épidémies de peste et menaces d’invasion, Léon XIV rappelle la parole du pape saint Grégoire le Grand :
« Chaque jour, si nous cherchons bien, nous trouvons Lazare ; chaque jour nous voyons Lazare, même sans le chercher. Voici que les pauvres se présentent à nous ; importuns ils nous prient, eux qui seront un jour nos intercesseurs. […] Ne perdez donc pas le temps de la miséricorde, ne négligez pas les remèdes que vous avez reçus. […] Quand vous voyez des pauvres accomplir des actes répréhensibles, ne les méprisez pas et ne désespérez pas, car peut être le feu de la pauvreté purifie-t-il en eux les traces laissées par une très légère malice » (n. 109).
Une Église sans charité n’est plus rien. Une Église qui cherche à aimer est tout. Ainsi du baptisé, quoi qu’il puisse en coûter.

