Les talents de l’Évangile représentent les grâces nécessaires au Salut, à la fois pour chacun mais aussi pour la communauté. Mesurer le don reçu de Dieu, à la fois pour soi mais aussi pour la communauté, c’est prendre conscience de tout le bien que nous en avons fait… ou pas.
À douze ans, je reviens un jour à la maison avec une très mauvaise note. Ma mère est furieuse. Les questions, les remontrances, les cris… Tout ça n’a aucun effet sur moi ! Le soir, à une heure tardive, mon père revient du travail et apprend la nouvelle. Il entre dans ma chambre, où je suis en train de lire dans mon lit. Sans un mot, il s’assied sur le rebord du lit et ouvre la Bible. Il lit à haute voix, d’une seule traite, sans commentaire, la parabole des talents. Puis il referme la Bible, se lève et quitte la chambre. La claque que j’aurais dû prendre de la part de mes parents pour mon insolence et mes tentatives puériles de justifier ma paresse, c’est l’Évangile qui me l’a mise ! L’Esprit saint est souvent plus dans la brise légère que dans l’ouragan, mais il peut flanquer une gifle à l’occasion, et je m’en souviens encore aujourd’hui.
C’est que la parabole des talents (Mt 25, 14-30) braque les projecteurs sur les dons reçus de Dieu et la responsabilité qui en découle. Elle oblige à un examen de conscience décapant pour l’amour-propre. Elle provoque normalement la contrition, et surtout invite à la conversion. Et c’est enfin une miséricorde de la part de Dieu, car le fait même que la liturgie nous invite à la méditer chaque année nous prépare dans les meilleures conditions pour la rencontre ultime avec le Maître. De quoi s’agit-il vraiment dans cette parabole ?
Le don d’une fortune colossale
Il y a d’abord le Christ, ce maître qui part en voyage en confiant l’intendance de ses biens à ses serviteurs, avec pour mission de les faire fructifier. Les exégètes estiment que même un seul talent avait à l’époque une valeur monétaire supérieure à vingt-cinq ans du salaire annuel moyen d’un ouvrier. Même le serviteur qui reçoit la plus faible somme reçoit donc une fortune colossale ! C’est ce qui permet de penser qu’il s’agit d’abord et avant tout de biens surnaturels : la grâce des sacrements, mais aussi toutes les grâces que Dieu nous communique à chaque instant. Cela ressort aussi du fait que le maître confie ses propres biens, et non pas des biens qui lui seraient extérieurs. C’est au fond de la participation à la vie divine qu’il s’agit, mais aussi de tous les dons naturels qui nous viennent également de Dieu.
Nous voilà donc tous, comme ces trois serviteurs, à la tête d’une fortune colossale. Mais cette fortune est entièrement reçue de Dieu, et nous n’en avons que la gérance.
Nous voilà donc tous, comme ces trois serviteurs, à la tête d’une fortune colossale. Mais cette fortune est entièrement reçue de Dieu, et nous n’en avons que la gérance. Au terme, il faudra rendre des comptes sur l’usage que nous avons fait des dons reçus. Du point de vue de Dieu, il ne s’agit pas d’obtenir une rentabilité pour son propre avantage : que pourrions-nous lui apporter qu’il n’a pas déjà ? Quel bien pourrions-nous lui offrir qu’il ne possède déjà en plénitude ? Il doit y avoir un autre bénéficiaire à cette opération. En l’occurrence, il y a deux types de bénéficiaires : celui qui a reçu des dons et les a fait fructifier se voit offrir une récompense infinie — rien moins que la béatitude éternelle — ; la communauté qui profite des dons de chacun lorsqu’ils sont mis au service de tous.
Une répartition inégale pour favoriser la charité
Évidemment, le démon de la comparaison s’invite à la fête et murmure à notre esprit d’une voix doucereuse : pourquoi l’un reçoit-il cinq talents, l’autre deux talents, et le dernier un seul talent ? N’est-ce pas là une injustice criante ? À cela, il faut répondre que même celui qui n’a reçu qu’un seul talent a reçu tout ce qui était nécessaire à son salut. Ce que les autres ont reçu en plus est de l’ordre de la surabondance gratuite, et vise surtout à être mis en commun pour le bien de tous. C’est ainsi que Dieu expliquait à Catherine de Sienne qu’il avait voulu répartir les dons de manière inégale pour que nous ayons besoin les uns des autres, et pour favoriser ainsi le désir de la charité mutuelle.
Peu importe donc le motif de la répartition inégale des dons que Dieu accorde aux hommes. Ce qui compte est l’usage que chacun en fait, pour son propre salut mais aussi pour l’édification de l’Église dans l’amour. La finalité de toute grâce reçue est donc toujours indissolublement personnelle et communautaire. À cet égard, la conversion commence d’abord par se réjouir des dons reçus par le voisin : dans la communion des saints, ils m’appartiennent et me sont destinés. Et pour ce qui est de mes propres dons, à moi de les faire fructifier !
Le démon de la fausse humilité
Un autre démon s’invite alors dans mon esprit, plus subtil, qui est celui de la fausse humilité : est-ce bien chrétien que de vouloir déployer ses talents et ainsi briller aux yeux du monde ? Ne vaut-il pas mieux enterrer son talent pour éviter le piège de l’orgueil ? Raisonner ainsi revient à oublier d’abord que tous nos dons nous viennent d’un Autre. Saint Paul nous interroge et nous donne par là-même la clé de toute humilité : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Co 4, 7). Il est bon pour le chrétien d’avoir conscience de ses qualités, et de l’excellence possible de ses œuvres.
Tout l’enjeu est de ne pas s’en attribuer le mérite exclusif : c’est Dieu qui m’a fait tel que je suis, qui a suscité mon œuvre bonne, l’a accompagnée et lui a fait porter du fruit. En réalité, nous chantons la gloire de Dieu en honorant en perfection les dons qu’il a déposés en nous : « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit » (1 Co 4, 7). Le théologien dominicain M.-M. Labourdette l’écrivait ainsi : « Ce que l’humilité abaisse, ce n’est pas l’œuvre ou l’effort, c’est le moi. » Autrement dit, la véritable humilité chrétienne ne nie pas la dignité de l’homme et la valeur de ses efforts, mais elle oriente tout l’agir vers la gratitude, l’offrande et la consécration.
Celui qui enterre son talent, soit en le niant soit en négligeant de travailler pour lui faire porter du fruit, c’est la physionomie particulière de son âme telle que Dieu la façonne par la grâce qu’il enterre ! C’est littéralement un suicide spirituel, de la part de celui qui agit ainsi, et un assassinat spirituel, à l’égard de l’Église et du monde qui ont besoin que ces dons soient déployés et partagés. Il faut aussi remarquer avec saint Thomas d’Aquin que le mauvais serviteur n’est pas jeté dans les ténèbres extérieures pour avoir fait le mal, mais pour avoir omis de faire le bien, pour n’avoir pas fait tout le bien qu’il pouvait faire. C’est que derrière les démons de la comparaison et de la fausse humilité se cache souvent le démon de la paresse…
Dans la gratitude
À l’inverse, celui qui accueille avec gratitude les dons reçus de Dieu, les fait fructifier par ses efforts et en fait profiter tous les hommes, celui-là reçoit une récompense éternelle. Cela est vrai quels que soient les dons reçus au départ, en qualité comme en quantité. Comme aux deux premiers serviteurs, celui qui a travaillé pour faire fructifier les dons reçus s’entendra dire par Jésus au jour du Jugement : « Serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup. Entre dans la joie de ton Seigneur. » Après avoir reçu gratuitement la participation à la vie de Dieu dès son séjour sur la terre, le bon serviteur reçoit de partager la joie même de Dieu au Ciel.
Veillons donc, et travaillons à déployer en perfection les dons reçus de Dieu. Soyons confiants dans la miséricorde divine qui nous est offerte gratuitement pour nous donner encore davantage. Soyons généreux dans notre réponse à l’appel divin. La parabole des talents nous met une claque ? Tant mieux, ça réveille !