Dans son ouvrage intitulé « Résurrection, mode d’emploi » (Magnificat), Fabrice Hadjadj, philosophe et essayiste, pose un regard neuf et plein de finesse sur le mystère du Christ Ressuscité. Il revient notamment sur le repas au cours duquel les disciples d’Emmaüs l’ont reconnu : « Dans son glorieux état, Jésus n’a pas besoin de manger. Et néanmoins il le fait. Pourquoi donc ? ». Une réflexion qui ne manque pas de sel. Extrait.
« Dans l’Évangile, il arrive à notre Seigneur de distribuer miraculeusement des pains et des poissons, mais il faut attendre sa résurrection pour qu’il commence à faire simplement la cuisine. Je connais certains couples où seul un événement de cette envergure pourrait mettre le mari aux fourneaux – et parfois aussi la femme, tant la subjugue aujourd’hui la multiplication des plats surgelés. Tout n’est donc pas sans espoir.
Le Ressuscité construit un feu sur le rivage, il y dispose du poisson et du pain. (Jn 21, 9) – Mais quoi ? Jésus ne nous aurait délivrés de l’enfer que pour nous apprendre à improviser un barbecue ? L’Évangile s’accomplirait dans une recette de tilapia grillé ? Le Golgotha devrait déboucher sur la révélation du pique-nique ? Le Verbe est descendu du ciel, remonté des enfers, et ce serait au total pour appeler comme n’importe quelle mère de famille : « Venez déjeuner les enfants » ?
J’ai découvert dans un entretien de Marguerite Duras ce qui peut nous éclairer sur ce mystère de simplicité : « Jamais dans aucun cas, dit-elle, on ne doit faire la cuisine pour soi seul. Parce que je pense que c’est ça le chemin qui mène à l’installation définitive du désespoir. De faire pour soi des pommes de terre sautées ou une omelette vietnamienne, c’est littéralement inconcevable. La nourriture est faite vraiment pour tout le monde. Comme la vie, elle est vraiment faite pour tous. Pas la littérature. »
« Lors d’un vernissage, l’accord est plus unanime autour du buffet que devant les œuvres. »
Le repas est à la fois moins abstrait et plus universel que les mots et les idées. Lors d’un vernissage, l’accord est plus unanime autour du buffet que devant les œuvres. Seuls quelques-uns peuvent se retrouver à une exposition ou une conférence : il y va de leurs affinités esthétiques, de leurs engagements politiques, de leurs orientations intellectuelles. Tous se retrouvent autour d’une table : elle ne requiert pas d’autre qualification que d’avoir faim.
Là se rencontrent le savant et l’ignorant, le vieillard et l’enfant, le riche et le pauvre, l’innocent et le pécheur, le chic type et la tête à claques, enfin l’homme et la bête et les dieux – la Cananéenne le rappelle : aux marges de la table il peut y avoir le petit chien, le chat, l’oiseau qui en espèrent les miettes (cf. Mt 15, 27) ; et, quand Abraham voit l’Éternel lui apparaître sous la forme de trois visiteurs à l’ombre d’un chêne, ne se sentant pas de soutenir une conversation à leur hauteur, il leur offre des galettes, du fromage, du lait, un peu de veau, autant de choses qui peuvent se trouver dans leur bouche aussi bien que dans la sienne (Gn 18, 1-8)…
À table, la nourriture bâillonne le beau parleur et fournit une contenance au muet. La jolie fille mastique, le laideron devient un convive, l’ingénieur avale avec moins de bonheur que le déficient mental, et certainement moins d’application que le nourrisson. Enfin le traître peut se servir dans le même plat que le saint (« Amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer » – Mt 26, 23). Les voilà tous à égalité devant les mets plus que devant la mort. Et voilà la religion vraiment catholique. Elle ne veut pas qu’on adhère à une idéologie ni à une phraséologie. Elle veut seulement qu’on ouvre grand la gueule ensemble – et qu’on sache gober : « C’est moi, le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait monter d’Égypte ! Ouvre ta bouche, moi, je l’emplirai » (Ps 80, 11). »
« Résurrection, mode d’emploi », Fabrice Hadjadj
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