Shema Yisrael Adonai Eloheinu Adonai Eḥad
Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur. ».
Au cœur de ce passage biblique figure le cœur de la foi du peuple Hébreu, contenu dans cinq mots qui constituent un catéchisme à part entière. Le verset traduit par « Ecoute Israël, L’Eternel notre Dieu, l’Eternel est un » est d’ailleurs un verset qui est déposé dans les mezouzot, ces boîtes fixées sur le montant droit des portes d’entrée, ainsi que dans les tephillim, ces boites de cuir qui sont attachées sur soi pour la prière rituelle. En cinq mots, ce verset dit l’essentiel de la foi, une sorte de catéchèse expresse qui fonctionne comme une carte de visite.
- Ecoute
Tout commence par l’écoute. Nous pourrions même dire que rien n’existe sans l’écoute qui implique au moins une parole, qui est prononcée par un autre que nous, et dont nous prenons connaissance. Selon ce premier mot, un croyant est un être qui écoute, qui fait droit à une parole qui n’est pas sa propre parole. Ainsi commence la Bible, par des paroles prononcées par Dieu, autrement dit des paroles qui ne sont pas nos paroles et qui nous rejoignent pour créer le monde, c’est-à-dire pour le rendre compréhensible.
L’apôtre Paul écrira que la foi vient de ce que l’on entend (Rm 10/17). Pensons à nous, pensons à notre parcours de foi : en serions-nous au point où nous en sommes si nous n’avions pas bénéficié de quelques paroles venues d’ailleurs, si quelques personnes n’avaient pas balbutié quelques mots qui ont fait sens pour nous ? Nous pouvons même dire que la foi, c’est la confiance que nous portons dans une parole qui nous est adressée. En régime biblique, la foi n’est pas un sentiment diffus, une émotion, un état de bien-être intérieur. La foi est l’écoute d’une parole qu’un autre nous adresse et qui va faire sens pour nous, que nous allons écouter. D’ailleurs, l’étymologie du mot « religion » rejoint ce mot qui est en tête de la catéchèse biblique, puisque « religion » vient de « relegere » que nous pourrions traduire par « relire », « passer en revue », « repasser par un lieu ». Etre à l’écoute d’un autre que nous, c’est prendre conscience que notre connaissance de la vie nécessite de se frotter à d’autres savoirs, à d’autres expériences. Elle mérite d’être passée en revue, d’être relue, reprise, réformée, pour être au plus près de la vie qui n’en finit jamais d’évoluer, de se métamorphoser, d’offrir de nouveaux aspects.
Shema’… Que l’écoute soit en tête de la confession de foi proposée par ce passage biblique indique l’humilité à laquelle le croyant est appelé : le croyant est un être qui tire sa vérité d’un autre que lui. Il n’a pas la science infuse, il n’a pas la science immédiate de tous les mystères, il ne naît pas en sachant tout sur tout ; c’est un être qui se met à l’école d’autrui. C’est un être qui sait qu’il ne sait pas. C’est un être qui accepte le principe de la révélation dont il bénéficiera. C’est un être qui s’engage dans un processus d’initiation infinie.
- Israël
Que le deuxième mot soit Israël pourrait nous faire penser que cette confession de foi est réservée à celles et ceux qui font profession de foi israélite ou qu’elle ne s’applique qu’aux Israéliens – pour ceux qui voudraient faire une lecture politique de ce verset. En tant que chrétiens, avons-nous quelque chose à faire d’une parole adressée à Israël ? Certainement. Non pas en raison du fait que nous devrions nous considérer comme le nouvel Israël, celui de la Bible hébraïque, l’Israël génétique, ayant été remplacé par le peuple chrétien qui a reconnu le Christ en Jésus, mais en raison du fait que nous sommes issus du même tronc. C’est l’image utilisée par l’apôtre Paul en Romains 11. Certains sont un branchage direct, d’autres ont été greffés, tous sont portés par la même racine.
Toutefois, l’image de l’arbre pourrait être trompeuse car elle pourrait donner le sentiment que le peuple de Dieu est tel un arbre, tous reliés les uns aux autres par la même sève qui coule dans les veines. Israël, dans la Bible, renvoie d’abord à l’expérience du patriarche Jacob qui va passer une nuit de lutte avec un personnage mystérieux avant de pouvoir se réconcilier avec son frère Esaü. Au terme du combat, alors que le jour se lève, le personnage mystérieux bénit Jacob en lui disant que, désormais, il s’appellera Israël, car il a lutté avec Dieu et avec des hommes, et qu’il a vaincu (Gn 32/29). Israël signifie « Dieu combat », « Dieu lutte ». Cet épisode indique que la foi n’est pas un long fleuve tranquille, mais une lutte, un combat, avec Dieu. De nos jours nous pourrions parler de débat, de conflit herméneutique, de dispute théologique, de conversation qui nous engage en profondeur. C’est cela Israël. Israël, c’est la lutte – la lutte avec soi-même, la lutte avec les autres et non contre les autres – pour accéder à la vérité de la vie. Israël, c’est l’art du dialogue, du débat, de l’interaction avec le sacré, avec le divin, avec l’ultime, avec ce qui a valeur d’absolu. Israël n’est ni inscrit dans un ADN, ni dans un livre, ni sur un passeport. Israël, c’est l’art de l’entre-deux, du combat avec soi-même et avec l’autre d’où jaillira l’authenticité de la vie.
- YHWH / YAHOU
Si vous êtes prêts à écouter un autre que vous. Si vous êtes prêts à confronter votre vérité à celle d’un autre, vous êtes prêts à découvrir le troisième terme de cette carte de visite, le tétragramme – Yahou –, quatre lettres pour dire « Dieu », ce que nos traductions protestantes rendent le plus souvent, et de manière heureuse, par « l’Eternel ». Ce sont quatre lettres pour exprimer ce qu’est le divin dans notre histoire, Pour dire l’essence de Dieu. Or ces quatre lettres sont manifestement le verbe « HYH » conjugué à l’inaccompli. Dans la langue hébraïque, il n’y a que deux temps : l’accompli (pour tout ce qui a eu lieu, ce qui est achevé) et l’inaccompli (pour tout ce qui n’est pas encore achevé). L’inaccompli peut être rendu par le présent ou le futur. C’est le temps à utiliser pour parler de tout ce qui n’est pas fini. Quant au verbe « HYH », il n’est pas à traduire par le verbe « être », comme c’est souvent proposé, parce que le verbe être est sous-entendu dans la langue hébraïque. Mieux vaudrait le rendre par « advenir ».
C’est le verbe de la venue au monde, le verbe de ce qui surgit, de ce qui n’était pas et qui existe désormais. « Exister » serait d’ailleurs une bonne manière de rendre ce verbe : accomplir ses potentialités, se manifester pleinement. Au commencement était la parole, et la parole a dit : « que la lumière existe », et la lumière se mit à exister (Gn 1/3). Cela indique la création n’est pas une fabrication à partir de rien, mais le fait de porter à l’existence ce qui était encore enfoui, appeler à l’existence ce qui n’existe pas encore (Rm 4/17).
- Notre Dieu
Yahou eloheynou. Eloheynou veut dire « Notre Dieu ». Notre Dieu c’est cela : pour les fidèles de la religion biblique, Dieu n’est pas un être surnaturel qui se trouverait dans un coin de l’univers, Dieu désigne ce qui rend la vie possible, ce qui la fait exister, ce qui permet d’accomplir les potentialités en germe dans le monde. Voilà ce que nous partageons tous : nous mettre à l’écoute active pour découvrir cette réalité ultime qu’est la possibilité de faire advenir les promesses que contiennent nos histoires personnelles et collectives. Pour ceux qui veulent que la religion ce soit le fait d’être relié, il est possible de l’entendre dans ce « notre Dieu », un mot unique pour dire que nous avons en commun cette perspective ultime, nommée Dieu. Nous pouvons avoir des liturgies différentes, des chants différents, des manières différentes de nommer nos lieux de cultes, les objets qu’ils contiennent, les étapes importantes de la vie… nous avons en commun cet intérêt ultime pour ce qui ajoute de la vie à la vie. Notre Dieu, ce qui pour nous a valeur d’absolu, c’est Yahou, c’est ce qui fait exister, c’est ce qui ajoute de la vie à la vie. Nous avons en commun le désir de la vie. Là où certains sont animés par des pulsions morbides, mortifères, ceux qui professent cette foi disent que ce qui les anime, ce sont des pulsions de vie – le désir d’exister. Nous avons en comme cet idéal qu’est la vie en plénitude, la vie portée à son incandescence, la vie qui atteint des niveaux insoupçonnés – précisément parce que nous sommes à l’écoute d’un autre que nous, ce qui nous permet de découvrir des aspects de la vie que, jusque là, nous ne soupçonnions même pas. Notre vie n’est pas à notre mesure. L’Homme n’est pas la mesure de l’Homme. Ce que nous avons en commun, c’est le goût pour ce qui transcende notre quotidien, ce qui réenchante notre vie. Notre Dieu, c’est Yahou, ce qui transcende notre ordinaire, ce qui le rend sublime.
- Un
Enfin, que l’Eternel soit « un », a des conséquences aussi bien sur notre compréhension de Dieu que sur notre personne. Il faut se remettre dans le contexte du Proche-Orient Ancien où les divinités peuplaient la vie quotidienne. Il y avait le Dieu de la pluie, le Dieu de l’agriculture, le Dieu de la guerre, le Dieu de l’amour… Un Dieu pour chaque aspect de la vie quotidienne. Dans cette perspective, cela signifie que notre vie est fragmentée en autant de zones étanches qu’il y a de divinités. Notre vie personnelle est alors divisée en différents secteurs qui ont, chacun, une logique propre, un fonctionnement autonome, un registre de valeurs spécifiques. Et cela favorise notre tiraillement entre plusieurs systèmes de fidélité, plusieurs niveaux d’exigence et nous conduit à avoir plusieurs éthiques.
Si le monothéisme a ceci d’intéressant qu’il favorise la communion entre tous les êtres humains qui peuvent reconnaître une source commune à leur existence, et donc une fraternité, il a aussi pour intérêt de favoriser l’unité de notre personne. Nous ne sommes plus tiraillés entre différents absolus. Nous n’avons plus à avoir des comportements qui seraient différents en fonction des situations, selon que nous sommes en famille, avec des amis, en Eglise, à l’école, à l’hôpital ou au travail. Il n’y a plus l’Eternel et Mamon, ou alors l’Eternel et Narcisse. Le monothéisme indique que nous pouvons penser notre vie, toute notre vie, face au même absolu et, par conséquent, envisager chaque aspect de notre existence selon une orientation commune. Notre vie est alors toute tendue dans un même sens, elle peut être un engagement dynamique vers un même horizon au lieu d’être clouée sur place par des intérêts contradictoires qui se neutralisent mutuellement.
Un Dieu, c’est une manière de considérer que l’ensemble de notre vie est placé sous un même regard. C’est la fin possible de toutes les rivalités intérieures, qui nous dévorent et qui nous retiennent de nous engager dans des projets, qui bloquent nos choix par des indécisions interminables.
Par-delà nos intérêts personnels, par-delà nos envies et par-delà les usages communautaires, les hommes et les femmes qui se reconnaissent dans cette expression biblique de la foi, considèrent qu’il y a une vérité qui l’emporte. Il y a une vérité qui relativise toutes nos vérités secondes. Il y a une vérité à découvrir, par l’écoute et une lutte sur soi-même, sur ses préjugés, sur ses idées fixes. Il y a une vérité qui s’exprime dans le fait que l’appel à l’existence Yahou de ce qui n’existe pas encore est ce qu’il y a de plus ultime pour nous, et que cet appel à l’existence de ce qui n’est pas encore est ce qui est capable de rassembler les éléments épars de notre vie erad.
Shema’ Israel Yahou eloheynou Yahou erad