« Aime et fais ce que tu veux » est l’une des citations les plus connues de saint Augustin, mais aussi l’une des moins bien comprises. Par Nicolas Potteau, assomptionniste.
« Aime et fais ce que tu veux« . Cet adage fait partie des citations les plus connues de saint Augustin (354-430, évêque de la ville d’Hippone en Algérie pendant plus de 30 ans), mais aussi souvent les moins bien comprises.
A première vue, il pourrait s’agir d’une invitation à profiter de la vie, une version chrétienne du carpe diem. Tout est permis, du moment que l’on aime ! Il suffit de prononcer cette phrase devant un adolescent et de voir le sourire qui naît sur sa figure, tout en se demandant pourquoi ses parents ne lui ont jamais dit cela…
En réalité, cette phrase de saint Augustin a un sens bien différent – qui peut justifier que le même adolescent soit bien puni par ses parents ! – qui nous emmène sur les chemins de la charité et de la correction fraternelle…
Après avoir replacé la citation dans son contexte, proche et plus éloigné, nous verrons l’importance que prend l’amour dans la vision augustinienne de l’homme, ce qui nous aidera à voir la portée de cette phrase.
Une phrase tirée d’une homélie pascale
Cette maxime n’est pas un slogan qui revient régulièrement chez saint Augustin, même si plusieurs citations lui sont apparentées. Il s’agit d’un extrait unique d’une homélie prononcée pendant le temps pascal 407, plus précisément le samedi de l’Octave de Pâques.
Imaginons les chrétiens d’Hippone se presser dans leur basilique pour écouter l’évêque qui a décidé de faire un commentaire suivi de la première épître de Jean.
Et voici que le samedi, Augustin en arrive à commenter 1 Jean 4,8-9 : « En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : il a envoyé son Fils unique en ce monde afin que nous vivions par lui« . Le Père a livré son Fils, Judas l’a aussi livré, constate le prédicateur. Quelle est la différence entre les deux ? L’intention : Dieu a livré le Christ par amour pour les hommes, Judas l’a fait par amour de l’argent.
Augustin en profite pour insister sur l’importance de l’intention pour juger de la valeur d’une action. Il arrive au père de famille de frapper son enfant – méthode éducative de l’époque ! – mais c’est pour son bien, tout comme il arrive au marchand d’esclave de cajoler celui qu’il s’apprête à vendre. Augustin conclut ce développement : « Ainsi voilà une fois pour toutes le court précepte qu’on te dicte :
« Aime et fais ce que tu veux ». Si tu te tais, tu te tais par amour ; si tu cries, tu cries par amour ; si tu corriges, tu corriges par amour ; si tu épargnes, tu épargnes par amour. Qu’au-dedans se trouve la racine de la charité. De cette racine rien ne peut sortir que de bon.
Commentaire de la 1ère épître de saint Jean VII,8, traduction D. Dideberg, Bibliothèque Augustinienne 79, p. 305
Le contexte de la citation
Qu’avait Augustin en tête lorsqu’il prononce les mots ? Plusieurs hypothèses ont été émises. La plus courante est celle de Joseph Gallay, qui rappelle qu’à cette époque Augustin est préoccupé par la controverse donatiste.
Ce schisme a divisé l’Eglise d’Afrique du Nord pendant plus d’un siècle, opposant les Catholiques et les Donatistes, partisans de l’évêque Donat et de ses successeurs. Suite à une élection épiscopale contestée en 311, une partie des chrétiens africains créent une Église parallèle. Ils accusent l’évêque Cécilien et un de ses consécrateurs d’avoir collaboré avec l’Empire romain dans la persécution organisée contre les chrétiens en 303-305. Il faudra l’intervention énergique des évêques catholiques, dont Augustin, pour qu’une conférence organisée à Carthage en 411 mette officiellement fin à cette situation.
Les catholiques bénéficient aussi de l’appui du pouvoir politique de l’Empire romain, entre temps devenu chrétien, qui n’hésitera pas à sévir contre les Donatistes rebelles. Il faut dire que certains partisans des Donatistes sèment alors la terreur sur les routes d’Afrique du Nord.
Les évêques catholiques, et Augustin le dernier, acceptent le recours à la force pour intimider les leaders donatistes, confisquer les églises, mais aussi forcer la conversion des récalcitrants. Ce contexte pourrait ainsi expliquer notre adage, qu’Augustin utiliserait pour justifier la coercition au nom de l’amour. Pour lui en effet, il est impossible d’être sauvé en dehors des frontières visibles de l’Eglise catholique. Forcer un Donatiste à se convertir est un service à lui rendre au nom de la charité, d’où « si tu corriges, tu corriges par amour ». Cette interprétation retourne totalement le sens de l’adage par rapport à une vision laxiste !
Une autre hypothèse a été avancée par Suzanne Poque. Elle y voit une instruction aux néophytes, les chrétiens qui ont été baptisés lors des célébrations pascales. L’évêque en profite pour parfaire leur instruction chrétienne et leur expose la manière de vivre la charité.
Une troisième hypothèse intermédiaire serait qu’Augustin justifie le rôle de l’évêque qui se voit obligé, au nom de la charité, de faire des remontrances aux mauvais chrétiens, voire de les sanctionner. Nombreux sont effet les passages où Augustin aborde ce thème, suppliant ceux qui en souffrent de ne pas quitter l’Eglise et de ne pas rejoindre le parti des Donatistes.
L’amour chez Augustin
Pour mieux comprendre la portée de cette citation, replaçons là dans le cadre plus général de la vision augustinienne de l’homme. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’être humain n’est pas encore accompli. Pour entrer dans sa plénitude, il doit être orienté vers Dieu en lequel il trouve son repos.
Tel est le sens de la célèbre phrase de l’ouverture des Confessions, « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos, tant qu’il ne demeure en toi » (ConfessionsI,1,1). Marqué par le péché, livré à lui-même, l’homme erre, tiraillé entre ce désir d’absolu qui l’élève et les joies superficielles causées par ses désirs terrestres ou son rêve d’autosuffisance.
L’amour est ce mouvement qui entraîne l’homme, vers lui-même, vers les réalités terrestres, ou au contraire vers Dieu. Toujours dans les Confessions, Augustin utilise l’expression « mon poids, mon amour » (Confessions XIII,9,10).
Avec une conception de la physique de son temps, il remarque que la pierre est attirée vers le bas du fait de son poids, comme le feu est attiré vers le haut. Ainsi est notre cœur, tantôt tendu « vers le bas », par la convoitise ou la volonté de dominer, tantôt tendu « vers le haut », lorsqu’il se met à l’écoute du Christ, venu restaurer l’homme dans sa dignité première en lui permettant de retrouver son orientation fondamentale vers son créateur.
Entre les deux attitudes, il y a une différence d’orientation de l’amour, les actions suivant en réalité les inclinations du cœur.
Le fameux passage de la Cité de Dieu sur les deux amours qui ont fait les deux cités, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi pour la cité de Dieu, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu pour la cité des hommes (Cité de Dieu XIV,28) se comprend de la même manière.
Pour Augustin, tout procède donc de l’intention qui va donner naissance à une action. Si notre désir est l’amour de Dieu ou de notre prochain, l’action sera bonne. Notons néanmoins qu’Augustin n’oublie pas la matérialité ou la gravité d’un acte, il ne faut pas non plus faire n’importe quoi par amour !
La correction fraternelle
Nous pouvons appliquer ce que nous dit Augustin au cas de la correction fraternelle, objet de notre phrase. Laisser, par facilité ou par manque de courage, notre prochain ou notre frère persévérer dans un mauvais comportement est un manque de charité envers lui : si on ne le reprend pas, il ne pourra jamais se corriger.
D’un autre côté, cette maxime nous dit que l’on ne peut réellement corriger quelqu’un que si l’on est animé par un esprit de charité et de bienveillance, sinon notre remarque ressemblera plus à une vengeance personnelle ou une manifestation de notre toute-puissance. En d’autres termes, la correction fraternelle doit être une vraie correction… mais elle doit aussi être vraiment fraternelle !